Il paraît que les défis et risques auxquels sont confrontés les petits agriculteurs à l’échelle mondiale sont quasiment les mêmes qu’en Tunisie. Compte tenu de l’apport économique et social de ce secteur, le développement de la petite agriculture doit être une priorité nationale.
Le secteur agricole occupe une place de premier plan dans l’économie nationale. Sa contribution dans le PIB, les exportations et l’emploi est très importante. Idem pour la sécurité alimentaire qui est tributaire des performances du secteur et plus particulièrement des petites exploitations agricoles qui assurent une bonne part de la production nationale. Ainsi, pour dépasser les défis auxquels sont confrontés les petits agriculteurs, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (Ftdes) vient de publier une série de recommandations dans le cadre d’une étude sur «Les petites exploitations agricoles en Tunisie».
Une responsabilité de l’Etat…
Compte tenu des enjeux économiques, de la sécurité alimentaire, et de l’importance de la petite agriculture dans la chaîne alimentaire en Tunisie, le développement de ce secteur devrait relever de la responsabilité et du devoir de l’Etat. A cet égard, la vision de la petite agriculture est à penser dans le cadre du modèle de développement économique du pays. Mais selon l’étude du Ftdes, ce développement ne pourra se faire que dans le cadre d’une stratégie économique globale du pays. «La vision pour les petites exploitations agricoles est fortement reliée au développement régional et local en Tunisie. La réduction de la pauvreté dans les zones rurales offre des opportunités en termes de création d’emplois et d’amélioration des revenus, en particulier pour les jeunes, ce qui réduit les risques d’exode, de migration, et améliore les conditions de vie des populations rurales. C’est donc en grande partie le modèle de développement économique de la Tunisie, notamment en termes de réduction des disparités régionales, qui orientera et impactera les performances et la durabilité de la petite agriculture… Pour ce faire, l’implication de l’ensemble des parties prenantes est indispensable au développement de la petite agriculture», explique l’étude.
Des mesures
spécifiques et innovantes
La petite agriculture fait face à des défis particuliers qui lui sont propres : pauvreté, isolement géographique, taux d’analphabétisme élevés et niveaux d’instruction très bas, faiblesse de l’accès aux marchés et aux circuits de vente directe aux consommateurs finaux, réduisant leurs revenus et leurs marges bénéficiaires auprès des intermédiaires, faibles pouvoirs de négociation à l’égard des clients… Face à de tels défis particuliers, il y a la nécessité de la mise en place d’une panoplie de mesures spécifiques et innovantes pour autonomiser les petits exploitants agricoles, et plus particulièrement les femmes.
Le Ftdes recommande, également, de reconnaître et institutionnaliser la petite agriculture. Cela passe tout d’abord par l’élaboration d’une vision pour la petite agriculture en Tunisie, à partir de laquelle, devront être déclinés une stratégie, des orientations stratégiques, des objectifs et des programmes et des mesures opérationnelles à mettre en œuvre.
Sur un autre plan, il est indispensable d’améliorer la reconnaissance juridique des petits exploitants agricoles. En effet, jusqu’à récemment, le petit agriculteur était catégorisé principalement à travers la surface de la parcelle qu’il exploite et de sa capacité d’investissement. Depuis la promulgation de la nouvelle loi de l’investissement, la petite exploitation agricole n’est plus explicitée dans la législation tunisienne. Il est donc nécessaire de standardiser la définition des petites exploitations agricoles en Tunisie et de les expliciter juridiquement en tenant compte de critères allant au-delà de celui de la simple taille.
Le Ftdes plaide aussi pour institutionnaliser ce secteur. L’étude explique que les petits exploitants agricoles sont, aujourd’hui, globalement faiblement représentés et que leur représentation auprès des institutions publiques est une clé de succès des programmes initiés en leur faveur. Une des mesures pouvant être envisagée est de créer un dispositif institutionnel spécifique à la petite agriculture, par exemple à travers une Direction générale au sein du ministère de l’Agriculture. Une telle orientation permettrait d’envoyer un signal fort de l’engagement de l’Etat en faveur du développement de la petite agriculture.
Adapter les instruments de financement
L’étude recommande, en outre, d’adapter les politiques agricoles aux spécificités de la petite agriculture à travers l’amélioration de l’accès au crédit et aux incitations à la petite agriculture puisque la majeure partie des instruments disponibles et des soutiens aux investissements qui ont été mis en place profitent aux plus grands investisseurs et ne sont pas adaptés aux besoins de la petite agriculture. De l’autre côté, il faut augmenter les taux de primes en faveur des petits exploitants sur les investissements en équipement et restructurer les procédures pour mieux répondre aux besoins des petits agriculteurs à travers la facilitation et la simplification des procédures administratives. Cette approche pourrait être appliquée aux services et procédures d’appui à l’investissement, aux institutions de crédit, la vulgarisation, et celles concernant le régime foncier. Cet aspect est particulièrement important dans le contexte actuel notamment avec la crise pandémique liée à la Covid-19. Sur un autre plan, il est essentiel de créer des mécanismes permettant de favoriser la transmission intergénérationnelle de l’agriculture pour les exploitants plus âgés et la reprise des exploitations par des jeunes (aides à l’installation et à la modernisation, prêts bonifiés…). L’étude recommande en outre d’améliorer la formation et l’encadrement technique des petits exploitants agricoles ce qui va permettre de concevoir et de promouvoir des méthodes et des pratiques adaptées aux besoins des petits exploitants.
Qu’en est-il du travail collaboratif ?
Il est plus que jamais temps d’adopter le travail collaboratif comme un principe fondamental de renforcement des petits agriculteurs tout en changeant la vision qui consiste à voir la coopérative comme un modèle politique : l’étude explique qu’en Tunisie, le concept de coopérative reste encore associé dans les mémoires et les esprits à un modèle politique avec l’échec de l’expérience de la collectivisation forcée des terres. Jusqu’à aujourd’hui le terme «coopérative» semble ne pas faire l’unanimité principalement en raison de la connotation politique et des évènements qui ont caractérisé la période du régime socialiste dans les années 1960. Actuellement, le regroupement des coopératives vise à renforcer les petits exploitants agricoles en les structurant. Il faut donc bien mettre en valeur la différence entre les deux contextes et les objectifs. Autrement dit, les coopératives ne sont pas appelées à remplacer l’Etat ou encore le secteur privé mais c’est un modèle qui les complète. Dans le contexte tunisien post-révolution, la coopérative agricole s’insère dans le cadre de la promotion du modèle de l’économie sociale et solidaire (ESS). Sur un autre plan, l’Etat a mis en place certaines incitations, notamment financières et fiscales, pour promouvoir les coopératives surtout pour l’investissement agricole. Cela constitue une bonne initiative mais d’autres mesures sont à mettre en œuvre ; les coopératives ont un besoin important d’encadrement et il est nécessaire d’instaurer un ensemble de mesures de renforcement des capacités et d’accompagnement des dirigeants dans la gestion d’entreprises coopératives.
Encourager les formes de mutualisation des ressources
Les coopératives agricoles permettent aux petits producteurs d’accéder plus facilement aux ressources naturelles telles que la terre et l’eau, à l’information, à la communication et à la connaissance, aux marchés, à la nourriture et aux biens productifs, notamment les semences et les outils de production. Dans ce cadre, il est nécessaire de promouvoir la mutualisation des ressources dans le cadre des coopératives. Par la mutualisation de la terre, des outils de production, et des ressources financières, la coopérative favorise une meilleure productivité, un accès aux marchés, et une rentabilité plus grande que dans le cas où l’agriculteur exploitait individuellement ses ressources limitées…La mutualisation accroît également le pouvoir de négociation des agriculteurs vis-à-vis des structures de financement, ou encore des fournisseurs à travers l’organisation d’achats groupés d’intrants et de services.
Sur un autre plan, l’accès de la petite agriculture aux marchés traditionnels et aux circuits classiques de vente est contraint par plusieurs facteurs (isolement géographique et éloignement des marchés, méconnaissance des circuits, moyens logistiques limités, etc.). D’où la nécessité de créer des marchés qui sont spécifiques et de favoriser l’accès des petits exploitants à ces marchés.
Par ailleurs, il faut promouvoir l’agriculture contractuelle qui favorise la mise en relation des petits exploitants avec les acheteurs. Elle donne à ces agriculteurs la possibilité de connaître à l’avance le moment de livraison des produits. De cette manière, les risques liés à la fluctuation des prix sont réduits et les exploitants peuvent avoir un accès facilité aux intrants, au crédit car ils ont une part de marché garantie et un revenu plus stable. En outre les petits exploitants sont également mieux protégés contre les risques et pertes liés aux catastrophes naturelles et du changement climatique.
De l’autre côté, et afin de développer les circuits courts, le Ftdes indique que les petits exploitants se trouvent souvent dans une position difficile lors de leurs négociations avec les acheteurs qui sont représentés principalement par les intermédiaires. Pour ce faire, l’objectif de développement des circuits courts doit être une priorité et bénéficier de l’appui des politiques publiques. Le développement des circuits courts, chaînes d’approvisionnement qui réduisent les intermédiaires entre producteurs et consommateurs, entraînent aussi une meilleure rémunération des agriculteurs avec une mise sur le marché de produits locaux de meilleure qualité. Les marchés locaux et nationaux, où les producteurs et les consommateurs se rencontrent directement (circuits courts), doivent être encouragés et renforcés. Cette approche commence à connaître un certain développement en Tunisie notamment à travers des évènements organisés par les organisations professionnelles mettant en relation les producteurs (notamment les femmes productrices agricoles et le consommateur). Mais cela reste relativement limité avec des actions plutôt ponctuelles.
Reconnaître le rôle des femmes
La part des femmes, cheffes d’exploitation, reste très faible aussi bien en nombre et encore plus en termes de surfaces des terrains. Cette situation est en partie liée à un accès limité des femmes aux terres. Elle est particulièrement prononcée dans les milieux ruraux. Le renforcement de l’accès des femmes aux actifs fonciers, et leur maîtrise sur ces derniers, permet de conforter leur statut et leur influence au sein des ménages et des communautés. En outre, en améliorant l’accès à la terre et en leur garantissant des titres fonciers, cela impacte sur la productivité des fermes et a des impacts sociaux importants notamment en ce qui concerne le niveau de vie et le bien-être de la famille. Les droits d’accès des femmes aux terres et aux ressources naturelles doivent être améliorés et renforcés. De façon plus générale, et en plus de la nécessité de développer l’accès à la propriété des terres, il s’agit d’autonomiser les femmes en leur donnant la possibilité d’être cheffe d’exploitation à part entière. Ceci inclut également l’amélioration des capacités en matière de gestion de petites entreprises, d’investissement, de regroupement, et de mobilisation du crédit. Si de telles initiatives ciblent les femmes, cheffes d’exploitation déjà installées, il est aussi primordial de mettre en place des actions pour les ouvrières ou les femmes vivant en milieu rural en général. Ces mesures incluent, parmi d’autres, l’éducation, la formation, la sensibilisation, etc.
L’étude recommande également d’encourager la formation des coopératives féminines. En effet, les coopératives rurales et les associations d’agriculteurs/exploitants, lorsqu’elles sont efficaces, contribuent de manière décisive à l’autonomisation des petits producteurs agricoles, en particulier les agricultrices. Les coopératives offrent des réseaux d’entraide et de solidarité qui permettent aux petits exploitants d’accroître leur capital social, d’améliorer leur estime de soi et leur autosuffisance, et de négocier collectivement de meilleures conditions contractuelles, de meilleurs prix et un accès accru à un large éventail de ressources et de services. Important ici de souligner que le regroupement des femmes dans le cadre de coopératives doit être promu et encouragé par la mise en place d’incitations et d’avantages importants en plus d’une discrimination positive en leur faveur. Cela permettra, entres autres, de réduire l’écart déjà existant avec les hommes. Le regroupement permet aussi une meilleure visibilité et un pouvoir de «négociation» plus important vis-à-vis des différentes structures notamment pour les incitations.